Le « coup de folie » d’Antoine Favier à Lille
Ils ont à peu près le même âge, mais la vie ne les a pas accueillis avec les mêmes égards et, au bout du compte, le plus heureux des deux n’est pas forcément celui qu’on pense… Cornil Thain, 31 ans, est garçon de recette à la Banque de France. Un type droit comme un i, humble et honnête, qui rythme tranquillement sa vie entre son travail et une petite courée du quai Vauban. Avec son épouse et ses enfants, il s’est établi là depuis quelques mois.
Antoine Favier, fils d’un ingénieur des mines d’Anzin, a réussi, après de brillantes études, dans le commerce du vin et des spiritueux. Il habite une maison bourgeoise de la rue des Postes, confortablement installé avec sa jeune et jolie épouse.
Un jour, ces deux-là vont se rencontrer. Pour leur malheur. Ce jour-là, le premier perdra la vie et le second son âme. Il mourra un an plus tard sur l’échafaud.
Elle est tellement belle...
Le 31 janvier 1910 est une journée froide et grise. Une vraie journée d’hiver. Cornil Thain mène sa tournée courageusement, loyal et consciencieux jusqu’au bout de sa sacoche en cuir, qui commence tout doucement à se remplir confortablement, en ce début d’après-midi.D’abord, il passe chez Stricanne, rue des Meuniers, puis chez le fabricant de meubles Penant, place Sébastopol, qui lui remet la coquette somme de 2 738 F. Il va être quinze heures, et Cornil se dirige vers le bureau d’Antoine Favier, chez qui il doit retirer des traites.
Il n’est pas bien, Favier. C’est un homme traqué, acculé par des créanciers qui s’impatientent en même temps qu’ils ne comprennent pas ses problèmes d’argent. Ses affaires ont l’air d’aller bien, son couple aussi. Il est tellement amoureux. Souvent, il pense à sa jeune épouse, aux plaisirs qu’il pourrait lui faire, aux désirs qu’il rêve de précéder. Elle est belle. Elle est tellement belle… Mais elle lui coûte cher. Et ce que Favier ne veut pas, surtout pas, c’est la décevoir. Il achète, invite, voyage. Avec elle, pour elle. L’amour l’aveugle et lorsqu’il se rend compte que les échéances l’étranglent, il se refuse à en parler à ses parents. Ils pourraient l’aider, pourtant… Mais le 31 janvier 1910, Antoine Favier n’est plus le même homme. Il sait que le garçon de recette doit passer, qu’il transporte de l’argent. Dans son bureau, il a retourné le tapis, au sol, pour éviter les taches de sang. Avec lui, il a un marteau.
Cornil Thain est loin de se douter de ce qui l’attend. C’est une véritable boucherie. À coups de marteau, puis avec des ciseaux, et même un grattoir, Favier frappe, s’acharne, va jusqu’au bout de son horrible délire.
À dix-huit heures, au rendez-vous quotidien des garçons de recette de la Banque de France, on attend Cornil. On s’inquiète, tiens. Pas une minute, ses patrons ne pensent qu’il a pu disparaître avec l’argent qu’il transporte. On lui fait une totale confiance. L’accident ? La police serait au courant.
Déjà, le commissaire parle de crime.
À Lille, c’est une émotion considérable qui s’empare de la rue. Sous les fenêtres de ce pauvre Penant, les insultes fusent. Les pierres volent. Après tout, il serait le dernier à avoir vu Cornil Thain. Qu’un commerçant, qu’un notable ait pu tuer l’ouvrier modèle et courageux qu’était Cornil, ça révolte le peuple. La colère monte, les forces de l’ordre sont obligées de prendre position, et les enquêteurs se démènent… Mais ils ont beau questionner, fouiller, perquisitionner, l’encaisseur de la Banque de France est introuvable et le tumulte s’aggrave. Et puis, parce qu’une autre absence prolongée est signalée, la police fouille la maison d’Antoine Favier. C’est lui qui a disparu. Et sa jeune épouse est la première surprise, lorsqu’un enquêteur retrouve, au troisième étage, le corps ligoté et recroquevillé de Cornil… Il faudra des mois pour que Favier, qu’un périple désespéré conduit à Nancy, en passant par Dieppe et ailleurs, soit reconnu par le garçon d’étage d’un petit hôtel. Son portrait était paru dans un journal, le même jour qu’une lettre qu’il avait envoyée pour que son aimée la lise. « Ma très chère petite… Je quitte Paris ce soir et m’embarque à Dieppe. Je t’embrasse, ma pauvre chère aimée, comme tu sais que je t’aime, malgré mon instant de folie. À toi et pardon. »
La foule applaudit
Au moment où il est pris, sans résistance, Favier s’apprêtait apparemment à mettre fin à ses jours. De retour à Lille, où il est emprisonné, il peut mesurer la rage d’un peuple qui n’est pas calmé. Et puis à son procès, aussi, au mois de novembre. La foule hurle encore, et applaudit au verdict de la cour d’assises du Nord. La peine de mort.
Me Dubron n’a rien pu faire. Il a supplié les jurés de « ne pas obéir aux injonctions de la multitude mal éclairée », de ne pas écouter les cris de la rue, de considérer que la peine de mort n’a pas valeur d’exemple.
Mais les récents meurtres de deux autres encaisseurs ont pesé lourd. Et l’émotion du peuple aussi, qui a vu dans ce crime le symbole d’un règlement de comptes social.
Le 11 janvier 1911, quand Antoine Favier a la tête tranchée dans la cour du palais de justice de Lille, la police a dû boucler tout le quartier. Et quand son corps est emmené au cimetière de l’Est, 20 000 ouvriers l’escortent sous les cris et les insultes…