du Colombier
généalogie

Napoléon et les femmes

Par Frédéric Masson

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le 01/01/1906

Ce n'est pas en Corse qu'il s'est émancipé. Ce n'a pas été davantage à Valence, durant les dix mois qu'il y a passés en ce premier séjour. Il s'y est montré très timide, un peu mélancolique, fort occupé de lectures et d'écritures, désireux de se faire bien venir pourtant, de se faire agréer par la société. Par Mgr de Tardivon, abbé de Saint-Ruff, auquel il a été recommandé par les Marbeuf, et qui, général de sa congrégation, crossé et mitré, donnait le ton à Valence, il a été introduit dans les meilleures maisons de la ville, chez Madame Grégoire du Colombier, chez Madame Lauberie de Saint-Germain et chez Madame de Laurencin.

Ce sont des dames qui, les deux dernières surtout, ont le meilleur ton de la province et qui, appartenant à la petite noblesse ou à la bourgeoisie vivant noblement, ont des préjugés sur les moeurs des officiers qu'elles admettent à fréquenter chez elles et ne laisseraient point leurs filles en intimité avec des jeunes gens dont la conduite serait suspecte.

Avec Caroline du Colombier, à laquelle sa mère laisse plus de liberté, Bonaparte a peut-être quelque vague idée de mariage, quoiqu'il ait dix-sept ans à peine et qu'elle soit bien plus âgée. Mais, s'il eut du goût pour elle, si elle en montra pour lui, la cour qu'il lui lit fut de tous points chaste et réservée, un peu enfantine, tout à la Rousseau, — le Rousseau de Mademoiselle Galley. Lorsqu'il cueillait des cerises avec Mademoiselle du Colombier, Bonaparte ne pensait-il pas aussi : « Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les lui jetterais ainsi de bon coeur ! » Elle ne tarda pas à épouser M. Garempel de Bressieux, ancien officier, qui l'emmena habiter un château près de Lyon. Près de vingt ans après, à la fin de l'an XII, Napoléon, qui n'avait point revu sa cueilleuse de cerises, reçut au camp de Boulogne une lettre où elle lui recommandait son frère. Il répondit courrier par courrier et, avec l'assurance qu'il sai¬sirait la première occasion d'être utile à M. du Colombier, il disait à Madame Caroline de Bressieux : « Le souvenir de Madame votre mère et le vôtre m'ont toujours intéressé. Je vois par votre lettre que vous demeurez près de Lyon ; j'ai donc des reproches à vous faire de ne pas y être venue pendant que j'y étais, car j'aurai toujours un grand plaisir à vous voir. »

L'avis ne fut point perdu, et lorsque l'Empereur, allant au sacre de Milan, passa à Lyon le 22 germinal an XIII (12 avril 1805), elle fut des premières à se présenter : elle était bien changée, bien vieillie, plus du tout jolie, la Caroline d'antan. N'importe, tout ce qu'elle demanda, elle l'obtint : des restitutions de biens, une place pour son mari, une lieutenance pour son frère. En janvier 1806, pour le nouvel an, elle se rappelle au souvenir de l'Empereur, lui demandant des nouvelles de sa santé. Napoléon répond lui-même presque aussitôt. En 1808, il la nomme Dame pour accompagner Madame Mère, charge M. de Bressieux de présider le collège électoral de l'Isère, le fait, en 1810, baron de l'Empire.

Telle est la mémoire reconnaissante qu'il a gardée à ceux qui ont été bons à ses jeunes années, qu'il n'en est point dont il n'ait fait la fortune, comme il n'en est aucun qu'il ne se soit plu à mentionner pen¬dant sa captivité. Les femmes reçoivent une part plus grande encore, s'il se peut, de cette gratitude, et, même lorsqu'il aurait quelque motif de leur tenir rancune, il suffit qu'elles aient montré à son égard quelque douceur pour qu'il oublie tout le reste. Ainsi, Mademoiselle de Lauberie de Saint-Germain, qu'il a pu rêver d'épouser, lui a préféré son cousin, M. Bachasson de Montalivet, comme elle de Valence, et lui aussi en rapports avec Bonaparte; Napoléon n'en garde aucun déplaisir : on sait la fortune qu'il fait à M. de Montalivet, successivement préfet de la Manche et de Seine-et-Oise, directeur général des Ponts et Chaussées, ministre de l'Intérieur, comte de l'Empire avec 80,000 francs de dotation. Pour Madame de Montalivet, dont a t-il dit lui-même, « il avait jadis aimé les vertus et admiré la beauté », il la nomma, en 1806, Dame du Palais de l'Impératrice. Mais elle lui posa ses conditions : « Votre Majesté, lui dit-elle, connaît mes convictions sur la mission de la femme en ce monde. La faveur enviée par tous qu'elle a la bonté de me destiner deviendrait un malheur pour moi si je devais renoncer à soigner…